Cet essai constitue une contribution à l'effort de reflexion menée à l'échelle nationale dans le cadre du programme présidentiel en vue de promouvoir les systèmes monétaire, bancaire et financierNote
Il comporte deux parties.
Dans cette Première Partie, trois recommandations principales seront formulées. S'insérant dans un cadre stratégique, celles-ci s' inscrivent dans une vision de long terme ; en cela, elles n'abordent pas les questions spécifiques à des activités ou services auxquelles est consacrée la Seconde PartieNote .
Le décloisonnement des services bancaires financiers
Le système bancaire et financier tunisien se caractérise encore aujourd'hui par la multiplicité des intervenants et une compartimentation rigide. Le secteur des banques lui-même a toujours été très segmenté. L'ancienne loi bancaire, en instaurant plusieurs types d'agrément, a abouti au cloisonnement des banques. Cette situation n'était pas spécifique à la Tunisie, elle trouvait son origine dans une politique plus que centenaire consistant à cloisonner les marchés et leurs participants. Le cas extrême était celui des États-Unis où les banques, les institutions de prêts, les sociétés de placement, les caisses de retraite, les sociétés de change et les sociétés d'assurances sont assujetties à autant de lois différentes.
Les autorités en ont pris conscience et ont cherché depuis 1994 à opérer un décloisonnement progressif qui cependant, n'a pas véritablement abouti ou s'est traduit par la création de nouvelles distorsions[i]. Un nouvel essai sera effectué en 2001[ii].
Toutefois, il ne nous est pas connaissance d'une réflexion globale intégrant tous les services monétaires et financiers tunisiens. Le secteur bancaire et dans une moindre mesure le marché boursier ont le plus bénéficié, séparément d'ailleurs, des actions de réforme. Les compagnies d'assurance et les organismes de collecte de l'épargne non bancaire sont demeurées et demeurent en marge du processus[iii].
L'approche par institution qui a prévalu jusqu'à présent n'est plus la plus indiquée eu égard à l'évolution de la réglementation et de la pratique constatées à l'étranger et au développement des moyens de contrôle dont la limitation, par le passé, a pu justifier une telle orientation et une telle compartimentation. En ce sens, il ne faudrait pas que les contraintes relevant de la nécessité d'assurer le contrôle des opérations se traduisent par la poursuite d'une réglementation par institution, donc au maintien de la compartimentation des services financiers. La réglementation pourrait se faire par fonction et non plus par institution.
Dans ce cadre, et dans une optique stratégique, les autorités devraient d'ores et déjà, opter vers un décloisonnement total des services financiers. Aussi : le fait de permettre, sur le plan réglementaire, à une institution financière de distribuer tous les services financiers augmente le niveau de commodité pour le consommateur tout en favorisant la compétition entre les sociétés financières qui pourront exploiter les économies d'échelle ou d'envergure que leur technologie peut offrir :
Par rapport à la situation actuelle, sur le plan pratique, ce choix consistera d'abord à permettre à tous les établissements de crédit sans distinction, d'exercer tous les métiers de la banque. Il devra ensuite, les autoriser à effectuer tous les métiers de la finance et donc leur permettre de nouveau d'offrir les services de gestion et d'intermédiation en bourse. Il inclura enfin la possibilité de proposer à la clientèle des produits de l'assurance. Les organismes financiers de collecte de l'épargne devront, en retour, avoir plus de latitude dans le choix des produits et services financiers qu'elles peuvent offrir d'une part, et bénéficier, d'autre part, des facilités du système de paiement afin de permettre à leur clientèle d'assurer une certaine liquidité de leur épargne[v].
Le principe de la « bancassurance » en France, de l' « Allfinanz » en Allemagne est déjà acquis en Europe et l'implantation du concept se généralise à l'étranger. Un groupe comme ING a montré à la fois la faisabilité et la rentabilité de l'intégration des deux types de services financiers.
Des études effectuées à l'étranger sur l'expérience des banques commercialisant l'assurance donnent à penser que l'entrée des banques a amélioré le marché des produits d'assurance et a été avantageuse pour les consommateurs :
L'interdiction de l'intermédiation boursière est aussi dépassée, même dans les pays dont s'est inspirée l'actuelle réglementation tunisienne[ix].
Le crédit-bail sous toutes ses formes n'est qu'une activité de crédit comme toute autre au titre de laquelle les banques disposent dans le domaine d'une expertise certaine. Au point de vue fonctionnel, les deux activités financement par leasing et financement par crédit sont semblables car chacune des activités suppose l'octroi de financement et l'acceptation du risque tantôt à titre de bailleurs tantôt à titre de prêteur[x]. En outre, pour une clientèle de plus en plus importante, le crédit et le leasing sont parfaitement substituables et ce en l'absence de préférence fiscale.
L'expérience à l'étranger montre que l'intégration des services financiers ne présente pas de risque :
Mais, combien même pour des raisons de supervision, il serait jugé nécessaire de maintenir la séparation des fonctions, rien n'exige encore leur séparation au niveau de la distribution. Aussi, sur ce plan, le législateur pourrait adopter une approche souple et modulaire et ce, en :
- Se limitant à définir un cadre général qu'il pourrait préciser et affiner sur le plan de l'application par des réglementations au cas par cas et selon le niveau de développement et de maîtrise des outils de gestion qui seront mis en place par les établissements financiers en général et les banques en particulier ;
- Evitant de définir la structure d'organisation du groupe financier qui sera autorisé à réaliser les différentes opérations[xii]. Ce choix devrait être laissé à l'initiative des entreprises qui décideront en fonction de l'état de la concurrence, l'efficacité de l'exploitation et les progrès technologiques.
Recommandation :
L'ouverture des banques sur les métiers de la finance devra leur permettre de récupérer en volume d'activité sur les marchés financiers ce qu'elles perdent sur le crédit bancaire classique. Dans cette optique, l'établissement financier universel devrait présenter deux avantages :
- S'assurer la fidélité de la clientèle en étant capable de lui offrir une large gamme de produits dont elle a besoin et des conditions concurrentielles ;
- Limiter les fluctuations économiques en diversifiant les secteurs d'intervention : financement bancaire, intervention sur les marchés financiers, banques de dépôts - banques d'affaires, national-international ;
- Permettre la rentabilisation à la marge des réseaux des banques.
Le choix pour chaque institution des opérations qu'elle effectuera dans l'éventail qui lui sera offert, restera cependant à son initiative et ce en fonction de l'expertise qu'elle aura acquise et surtout, de sa propre stratégie. Sur le plan de l'organisation des institutions, l'État devrait leur laisser le choix de leurs outils de diversification : exercice direct, création de filiales ou constitution de sociétés de portefeuille.
Les rapprochements entre institutions
Dans un passé récent, les marchés bancaires et financiers étrangers ont été saisis par une fièvre de fusions et d'acquisitions sans précédent. Cependant, les analystes ont été d'avis que cette tendance ne devait nullement être considérée comme la manifestation d'une orientation inéluctable vers la concentration. Les fusions et regroupement telles qu'ils se manifestent aujourd'hui procèdent de diverses considérations, qu'il serait hors de propos de développer ici, et qui, d'ailleurs sont différentes d'un pays à l'autre[xiii]. Aucune d'elles n'est, cependant, en rapport avec le contexte tunisien actuel.
Mais, il n'empêche que les fusions d'un autre ordre, plus conformes aux modèles traditionnels, pourraient être envisagées pour contribuer à asseoir un secteur financier tunisien efficient. Et ce, d'autant que si la Tunisie bien qu'encore sous-bancarisée, possède trop de banques comme certains le prétendent, le recours aux fusions pourrait être la solution.
À ce sujet, il nous paraît inconsistant de faire une proposition relative aux fusions des établissements bancaires immédiatement après avoir proposé, dans le cadre d'une approche fonctionnelle, un élargissement de leurs activités. En effet, le secteur bancaire tunisien étant très segmenté, aucune banque, et encore moins un établissement financier, n'a eu la possibilité de proposer une gamme étendue de services bancaires et a fortiori financiers. Il s'ensuit qu'aucune banque n'a véritablement fait l'expérience d'économies de diversification par la recherche de synergies internes. Or, il ne nous pas paraît insane dans l'état actuel du développement du secteur bancaire tunisien, d'opposer « économies d'envergure ou de diversification » et « économie d'échelles »[xiv]. Dans les deux cas - quoique sous certaines réserves, notamment pour les économies d'échelles - le dénominateur commun est l'abaissement des coûts unitaires de production des services financiers qui se traduira par une meilleure rentabilité et une meilleure efficience économique dont les retombées profiteront principalement aux établissements financiers et à leur clientèle à la fois. Toutefois, la multiplication des sources de revenus des banques consécutive à l'élargissement de leur champ d'activité pour une infrastructure et des ressources plus ou moins fixes et parfois même en excédent, nous paraît préférable, du moins dans une première étape, à la recherche d'économies d'échelle qui se traduit le plus souvent par une forte spécialisation sur des activités clefs – les core business - suivie par des regroupements et donc par une extension externe.
Par ailleurs, en règle générale, des postes de travail disparaissent dans la période qui suit immédiatement une fusion. Sachant que même en l'absence de fusions, l'arrivée de nouvelles technologies et l'évolution du système financier mettront les banques en situation d'excédents d'effectifs, il ne paraît pas indiqué à moyen terme pour la Tunisie qui dispose d'une offre de main d'œuvre additionnelle de niveau universitaire de plus en plus importante, de retenir une politique volontariste d'encouragements des fusions mais plutôt de mettre en place une réglementation qui favorise la croissance du système.
Toutefois, coentreprise, partenariat, mise en commun de moyens peuvent constituer une alternative aux fusionnements et absorptions et être la source d'économies d'efficience.
Recommandation
L'approche rEglementaire et La supervision
Nos deux précédantes recommandations procèdent d'un changement dans la réglementation. Pourquoi donc une nouvelle recommandation d'ordre réglementaire encore ! En fait, les deux premières ne pourront intervenir sans que l'esprit de la réglementation soit modifié et, dans ce cas, nous les analyserions comme de simples mesures. Elles seront insuffisantes, à notre sens, en l'absence d'un changement fondamental dans l'approche même de la réglementation.
D'aucun ne pense qu'une restructuration des services financiers est inéluctable. Le maintien d'une réglementation rigide ou évoluant lentement, comparativement à l'environnement général ne ferait que retarder cette restructuration. En outre, la volonté éventuelle d'un maintien de règles strictes pourrait être mise en brèche par l'évolution de la technologie à moins qu'elle-même ne soit contenue et que l'innovation soit freinée.
Dans ces conditions, quelle approche pourrait être retenue par les autorités ?
Le choix du législateur n'est pas évident : le système de réglementation britannique axé sur l'orientation et la pression morale avec peu de règles formelles a montré ses limites avec la vague de faillites des années 70 et des difficultés qu'ont connues plusieurs établissements financiers jusqu'à récemment encore. À l'autre extrême, le système américain basé sur une réglementation très détaillée avec des inspections et une supervision poussée, avec tous les coûts qui s'ensuivent, s'est traduit par une pression inflationniste sur les taux d'intérêts dans les années 80 et n'a pas interdit la survenance de faillites et l'effondrement du secteur de l'épargne et du crédit. Ces circonstances ont contraint les autorités à lever progressivement les restrictions dont celles qui sont relatives à limitation géographique des activités qui a abouti à une extraordinaire vague de fusions. Au cours des vingt dernières années, les deux systèmes bien qu'initialement en position opposées ont convergé vers un système intermédiaire plus souple accordant une place privilégiée aux forces du marché et une supervision souple et dynamique.
La Tunisie, à notre sens, devrait tirer parti de ces expériences.
L'avantage, par ailleurs, de toute réglementation est de permettre d'atteindre des objectifs donnés. Elle comporte toujours un coût. Dans le secteur bancaire, ces coûts sont supportés dans tous les cas par les clients des banques et, peut-être dans une moindre mesure, par le contribuable. On ne dispose pas de statistiques concernant les coûts supportés par l'économie tunisienne au titre de la supervision bancaire et financière. Mais il ne fait nul doute que les sommes engagées sont très importantes. Elles englobent des coûts directs[xvi], malheureusement complètement banalisés aujourd'hui, mais aussi et surtout des coûts indirects qui découlent des limites imposées aux capacités d'innovation à travers les hésitations des gestionnaires à lancer de nouveaux produits ou à bénéficier des nouvelles techniques. Les coûts indirects incluent aussi les restrictions qui empêchent, les institutions de recourir aux ressources ou aux moyens de production les moins onéreux. Mais l'importance de tous ces coûts est toute relative car, il s'agit toujours de les comparer aux avantages de la réglementation et de ses objectifs[xvii]. Ceci impose donc, dans souci d'efficience, de définir clairement les objectifs de la réglementation pour qu'on puisse en évaluer les avantages. Cela suppose aussi une supervision efficace au regard des objectifs assignés afin d'éviter qu'au coût permanent de la supervision ne vienne s'ajouter en dépit de cette supervision même, les surcoûts au titre du sauvetage et du soutien des institutions connaissant des difficultés.
Recommandation
À cet effet, il faudrait :
- Permettre l'instauration d'un environnement réellement concurrentiel. Dans ce cadre, l'État veillera à empêcher toute pratique anticoncurrentielle ainsi que les ententes entre banques qui se traduisent par un oligopole de fait. Afin de laisser les forces du marché jouer pleinement leurs effets, sa surveillance devrait être confiée à un organisme unique indépendant des institutions financières et des autorités chargées de la définition de la réglementation en la matière comme c'est le cas actuellement ;
- Assouplir la réglementation afin d'en réduire les coûts directs et indirects supportés par les institutions et de permettre, surtout, l'innovation, l'adoption rapide de techniques nouvelles et de produits novateurs ;
- Préparer d'ores et déjà les nouveaux instruments de contrôle[xix] et participer, si possible, aux discussions et réflexions engagées entre les États sur la question ;
- Doter l'autorité de supervision des mêmes moyens techniques et technologiques que ceux dont disposent ou disposeront leurs assujettis. Les changements entraînés par la technologie sont souvent présentés comme des défis pour les organismes de réglementation ; pourtant la technologie devrait aussi offrir à ces organismes un champ de possibilités nouvelles, pouvant leur donner les moyens de s'acquitter plus efficacement de leurs tâches et surtout de concevoir différemment ce contrôle ;
- Appeler chaque institution financière à constituer une cellule chargée de recevoir les plaintes de sa clientèle relatives à la qualité des prestations de services financiers et créer une entité nationale à laquelle seront soumis les litiges non résolus.